samedi 21 février 2015

Histoires de pieds



Il y a des pieds à terre,
des pieds crochus,
des pieds tordus,
des pieds élancés,
de petits pieds,
parfois même assez casse pieds,
des pieds agiles, fragiles,
des pieds maladroits,
des mal aux pieds,
des pieds écrasants.
Il ya des pieds froids, timides,
de méchants coups de pied,
des pieds en l’air,
des plantes de pied
qui prennent leur pied,
des pieds malodorants,
des pieds à chaussettes,
des pieds à baskettes,
des mises à pied.
Il y a de grands pieds,
des pieds déformés
des pieds puants,
des pieds marrants,
et des pieds nickelés pleins de pieds.

Je me souviens

Je me souviens de la télé en noir et blanc
Je me souviens de la canicule à l’été 1976
Je me souviens de la disco et de John Travolta se déhanchant
Je me souviens de la rentrée des classes le 15 septembre
Je me souviens des confitures de ma mère
Je me souviens des surboums le samedi soir
Je me souviens des mange-disques orange et des 33 tours de Chantal Goya
Je me souviens des colonies de vacances au bord de la mer
Je me souviens du walkman attaché à ma ceinture et des écouteurs vissés à mes oreilles
Je me souviens des pattes d’eph’ et des cols de chemise cassés
Je me souviens des meubles en teck et du tabouret à cirage orange
Je me souviens de la 4 l rouge qui tombait souvent en panne au bord du périph et sans ceintures de sécurité
Je me souviens des champs de coquelicots, des champs de petits pois
Je me souviens de la remise des carnets scolaire et des bons points
Je me souviens des aventures du Petit Nicolas racontées par notre instituteur moustachu
Je me souviens des classes de neige à la recherche du dahu
Je me souviens de l’horrible sac US en toile verte et du rubik’s cube
Je me souviens des Pieds Nickelés et de Lucky Luke
Je me souviens du pain perdu que je détestais et des lignes à recopier
Je me souviens de la poésie, de la bibliothèque rose et du club des cinq
Je me souviens de la dégustation de vin dans les caves de Bourgogne
Je me souviens de la Coccinelle orange tombée en panne sur le bord de l’autoroute
Je me souviens des ordinateurs en boîte et des disquettes carrées bleues ou noires
Je me souviens des cravates de mon grand-père, des pièces trouées de ma grand-mère et de ses poupées tricotées
Je me souviens des chaussettes reprisées et des cabanes dans les bois
Je me souviens des poufs blancs de ma mère qui faisaient pfft quand on s’y asseyait
Je me souviens de tout et de n’importe quoi

Si j’étais un jardin…

Si j’étais un jardin, je m’installerais en Italie, à Tivoli.
Je descendrais en paliers vers les fontaines aux sons lumineux et aux soleils éclatants.
Mes fleurs embaumeraient même en hiver sous la neige laiteuse et chatoyante.
Les châtelains émerveillés n’en finiraient pas de me contempler.
Je m’entendrais avec les arbres, les oiseaux dont le pépiement m’enchanterait.
Et même les mauvaises herbes m’aimeraient.
Il n’y aurait pas de limites ni à ma beauté, ni à la diversité de mes couleurs.
Je me pâmerais chaque jour dans l’eau limpide des étangs.
Les gazelles m’accompagneraient dans mes déambulations.
Je serais automnal, hivernal, printanier et estival.
Au soir, les chouettes au regard perçant, m’admireraient.
Quant aux chauves-souris, enveloppées de leurs longs manteaux noirs, elles m’idolâtraient.
Et, au matin, la rosée me chatouillerait gaiement les doigts et les plantes de pied.
Si j’étais un jardin, je serais vraiment bien.

Première journée d’un autre monde

D*** est une foule. Que fait-elle là ? À peine descendue de l’avion, un homme, petit et cuivré, s’empare de sa valise. Elle n’a pas le temps de protester. D’ailleurs, elle ne connaît pas la langue, quant à son anglais, il est approximatif, inaudible. Le petit homme lui a arraché des mains sa valise, plus tard il lui soutirera de l’argent, beaucoup d’argent ; elle ne sait pas compter, ne se familiarise pas encore avec cette monnaie. Elle le suit, craint à l’égarement. Difficile pour elle de se frayer un passage parmi la foule, on la tire, on la bouscule, elle chavire. Le petit homme revient sur ses pas, lui prend avec fermeté la main ; elle se sent happée. Des gens restent assis sur les trottoirs, d’autres semblent dormir ; ils sont morts. Elle ne réalise pas, la tête lui tourne, elle a du mal à marcher. Au loin, on entend une déflagration, une explosion, un immeuble s’effondre. Elle a peur, s’agrippe à l’homme. Pourquoi cette foule ? Enfin, ils s’engouffrent, elle lui tenant toujours la main ; lui, sa valise. L’immeuble est sombre, malodorant, sale, sans lumière. Elle trébuche dans l’escalier. Le petit homme ouvre une porte, la tire dans une pièce obscure, la balance sur un lit, ricane. Qu’en est-il de ce soleil d’Orient, de la gentillesse de ces gens, de la beauté de leur pays ? Elle se souvient des chichas, des femmes allant au marché, des hommes au café, des maisons ombragées, des beaux tapis, du thé offert et des sourires, et de la douceur de vivre aussi. L’homme est sur elle maintenant ; elle crie. Le réveil est brutal. Draps immaculés, cheveux trempés, corps en sueur. D’un bond elle se lève, court vers son ordinateur, l’allume, regarde encore et encore. Photos de chaos, villes en feu, gens qui courent, enfants hagards, femmes en larmes, explosions, corps désarticulés, villes désertes. Et c’est là qu’elle prend sa décision. Y aller. Peut-être est-il encore vivant. Peut-être n’est-il pas encore mort. Alors, elle y va. La voilà bout de femme égarée dans un aéroport, une valise à la main. Rien à voir avec son rêve. D*** est un désert. Un homme s’approche pourtant. Il est petit et cuivré, il s’empare de sa valise et elle n’a pas le temps de protester.

Après qu'elle était tombée de l'arbre

« Après qu’elle était tombée de l’arbre en cueillant des pommes, rien n’avait été plus comme avant. » On disait d’elle, au village, qu’elle avait un petit vélo dans le cerveau. Je ne comprenais pas bien ce que ça voulait dire. Je la trouvais gentille, et je ne dis pas ça parce que c’est ma sœur. À l’école, on est dans la même classe. Avant, elle était douée, maintenant, c’est plus pareil. J’avais toujours cru qu’elle aimait les pommes, mais à ce point, à monter à l’arbre, à en tomber… Le maître, il l’aimait bien mais c’était avant, après c’était plus pareil aussi, puis elle a fini au fond, près du radiateur. Elle restait là, sans rien dire. Pourtant, elle ne s’ennuyait pas, elle nous fixait juste avec ses grands yeux bleus, sa bouche en cœur.
Chez nous non plus, elle n’était plus la bienvenue. Depuis qu’elle était tombée de l’arbre, elle ne servait plus trop à grand-chose. C’est bien dommage, car avant, le père, il aimait bien l’emmener dans les champs avec lui, et bien que la mère, elle, elle n’aimait pas ça, elle disait trop rien. Car, faut dire, ma sœur c’était une jolie petite fille, et elle l’est encore d’ailleurs, malgré la chute, et moi, son frère jumeau, j’en suis pas peu fier.
Dès les beaux jours, le père l’emmenait, la prenant par la main. Je me souviens de sa longue chevelure blonde bouclée, de sa belle robe fleurie et de ses sabots blancs de la même couleur que ses socquettes. « C’est t’y pas une tenue pour les champs », disait la mère. Je crois bien qu’elle était jalouse. Ça faisait bien longtemps que l’père l’avait pas menée à travers champs, la mère, ça devait drôlement lui manquer. Moi aussi j’étais jaloux, dans ces moments-là, le père, il m’interdisait de venir. Et même la sœur, elle faisait une de ces têtes parfois, à croire qu’elle ne connaissait pas sa chance.
D’ailleurs, c’est un jour de ces étés-là qu’elle est tombée de l’arbre. Le père, il n’a pas su la surveiller, il paraît qu’il faisait la sieste. Il s’en est voulu, j’vous jure, même qu’il a tellement honte qu’il n’ose même plus retourner au village. Surtout qu’au village, on dit que la petite, elle n’aimait pas tant les pommes que ça. C’est vrai. Alors, pourquoi j’ai prétendu le contraire ? Sans doute pour protéger le père. Surtout qu’il m’a dit, il me l’a même promis, que quand je serai grand, je pourrai faire comme lui, dans les champs, avec ma sœur, jouer à d’autres jeux, être un homme quoi. Et depuis qu’elle est tombée de l’arbre en cueillant des pommes, elle est plutôt docile, la sœur, mais le père ça le paralyse. Il la regarde d’un drôle d’air, comme s’il avait quelque chose à se reprocher, je crois qu’il n’a pas aimé qu’elle tombe. Et c’est plutôt la mère qui est contente, elle a retrouvé le sourire. C’est sûr, c’est elle maintenant qui va retourner dans les champs avec le père. Au village, certains ont même dit qu’elle avait fait exprès de tomber de l’arbre. Vraiment, les gens disent n’importe quoi. Ah, j’avais oublié de vous dire, ma sœur, elle s’appelle Lisa, je trouve que c’est un joli prénom.


Par la fenêtre


À Ida, variations sur un même thème

Le soleil brille d’une mer étale, d’un ciel indéfinissable.
Des auréoles jaunes forment sur le parquet brun
une douce chaleur baignée,
d’immenses taches de lumière éparses.

Une belle femme se déhanche, lascive et altière.
Des oiseaux, tel un écho au requiem sur la platine, pépient.
Dans la lumière assourdissante,
les feuilles des arbres bruissent et scintillent.

La jeune femme rit et elle tourbillonne dans sa longue robe noire.
La fenêtre est grande ouverte, immense,
fenêtre aux miroirs impossibles.

Avides, les bruits s’engouffrent,
la lumière, l’air la font chavirer,
une vie à chavirer.

Pieds nus, la femme est légère, si légère.
La voilà corolle, pétale, fleur qui s’enivre.
Elle tourne, tourne.

Par-delà la fenêtre, les odeurs embaument,
immenses vitres sombres et impénétrables.
La tête du diamant crisse sur le disque vinyle noir.

Par-delà la fenêtre ouverte,
longue et élégante, la jeune femme,
faite pour une belle vie,
s’élance.


Une femme se déhanche, lascive et altière. Elle est belle, belle et jeune, et elle danse si bien, adroite aussi, un verre de vin rouge à la main et, au bord des lèvres, une cigarette. Le soleil brille d’une mer étale, d’un ciel indéfinissable. Sur le parquet brun, des auréoles jaunes forment une douce chaleur baignée, d’immenses taches de lumière éparses s’étalent et se perdent, d’un gris imperceptible, étrange. La fenêtre est ouverte. Des oiseaux, tel un écho au requiem sur la platine, s’égaient et pépient. Sont-ils si proches, si joyeux eux aussi, qu’ils ont leur chorale, leur requiem volatile ? Dans la lumière assourdissante, et, au milieu de la multitude, les feuilles encore mordorées bruissent et scintillent. Fascinées, les branches des arbres majestueux, telles des soubrettes, s’inclinent. La jeune femme rit et elle tourbillonne, tourbillonne dans sa longue robe noire, haute perchée sur ses chaussures vernies à talon. Elle boit, boit, tourne à en avoir le vertige, la nausée, à s’en souvenir aussi de ces miasmes inconsolés et inconsolables. Des larmes coulent des paupières au milieu de ce rouge pourpre du vin au verre translucide. La fenêtre est grande ouverte, immense, fenêtre opaque et aux miroirs impossibles. Depuis quand ne s’est-elle pas pâmée ainsi, fuyante ? Avides, les bruits s’engouffrent, la lumière, l’air la font chavirer, une vie à chavirer qui l’étouffe, qu’elle n’aurait pas voulu. Elle sent les langes, l’odeur de lait, du bébé, de ses cris agonisés, ensevelis à la hâte, sous le bourbier. Pieds nus maintenant, les chaussures, bien sûr elle les a envoyées valdinguer, la femme est légère, si légère. La voilà corolle, pétale, fleur qui s’enivre. La musique, le requiem, les chœurs, leur entrain l’aident. Elle tourne, tourne, n’en finit plus de tourner, sa longue chevelure lui caressant doucement les épaules. Cela chatouille. Les odeurs embaument, vomissent à travers les immenses vitres sombres et impénétrables qui l’enserrent. La tête du diamant, après que le bras bien avant ait pivoté et bien consciencieusement, crisse sur le disque vinyle noir. Le requiem s’emballe, plane au-delà des cimes, des oiseaux perchés ébahis ; et repu de sa plénitude, il triomphe. Par-delà la fenêtre ouverte, longue et élégante, la jeune femme, faite pour une belle vie, s’élance. La voilà en de si belles enjambées au-dessus de la clenche, en un mouvement aérien, léger, elle tombe ; ou plutôt, elle s’envole, enfin.